À partir des
PAROLES DE QOHÉLET
La Bible Nouvelle traduction sous la direction de F.Boyer Éditions Bayard 2001
Traduction Marie Borel, Jacques Roubaud, Jean L’Hour
Intéressée, interpellée depuis de nombreuses années par ce texte de l’ancien testament , j'ai entrepris ce long travail : broder vingt-cinq versets sur une pièce de tissu mesurant , à peu près, 224x293cm.
QOHÉLET :
C’est dans un contexte d'élargissement et d’ouverture de la pensée que Qohélet a été écrit. Le livre «s’inscrit en effet dans une longue et large tradition de sages qui, en Mésopotamie, en Egypte et dans le monde hellénistique, n’ont cessé depuis des siècles d’opposer les faits aux constructions de l’esprit».
« Le nom que se donne l’auteur est une énigme....Qohélet n’est pas un nom propre....Le mot dérivé d’une racine qui a donné qahal, «assemblée», évoque une fonction ou une occupation dans l’assemblée : convocateur, orateur, prêcheur....ou plus simplement membre de la communauté réagissant aux discours de la théologie et de la sagesse officielle. La Septante l’a traduit par ekklésiastès, «ecclésiaste», terme qui en grec classique désigne un membre de l’assemblée.
Réflexions autobiographiques, conseils au disciple, observations générales et dictons se succèdent et s’entrecroisent...
Le livre s’organise en petites unités littéraires autour de mots clés...et prend corps dans le refrain lancinant hével havalim, «tout est vain».» Jean L’Hour
Au-delà de ce «refrain lancinant», au-delà du réalisme, de ce constat accablant de la vanité/vacuité de la vie et après celui-ci, le livre insiste sur l’importance de cette vie comme le seul champ d’activité et de réalisation de l’humain. Le livre s’ouvre, propose de savourer les joies.
Ce chantier de broderie a duré du 26 octobre 2012 au 16 mai 2013.
364 heures de travail : soit un peu plus de 15 jours non-stop de broderie.
43 échaveaux de mouliné spécial d'une longueur de 8 mètres, mais que j'ai dédoublés afin d'utiliser trois brins : soit plus de 688 mètres de fil brodé.
Si les commentateurs insistent avec force sur la noirceur des Paroles de Qohélet, pour ma part, j’y trouve une brèche par laquelle me faufiler.
Cette noirceur, cette morosité attachées à la condition humaine laissent un champ d’action infime mais viable. En connaissance de cause de «cette mesme condition nostre» (Montaigne), sans super héros, sans surhomme, tout devient possible car à notre échelle et dès avant d’être commencé le projet est su VAIN.
Dans ces paroles de faiblesse, je peux m’immiscer, trouver une place tandis que des paroles de force m’auraient rebutée.
Ce qui m’attache à Qohélet est cette possibilité qui m’est offerte de travailler, malgré tout, sans faire oeuvre, chef d’oeuvre mais travailler : hével.
Si «Ce qui fut cela sera/ce qui s’est fait se refera/Rien de nouveau/sous le soleil», alors dans ce rien, tout est possible puisque dès le début je sais que CE que je fais ne sera RIEN : évanescent.
M’atteler à ces paroles, les broder devient possible car je connais l’inanité de ce projet et j’en souligne la «vanité» par le gouffre entre le peu des moyens employés (drap exténué, fil, aiguilles) et le nombre incroyable d’heures que ce travail exige.
SUAIRE.
Une histoire de tissu et de sueur : dépôt de temps et d’humeurs.
Le titre même tend à faire lien entre buée, exhalaison de HÉVEL et la pièce de tissu sur laquelle la sueur est déposée.
Le drap, que j’ai utilisé, fut lui-même dépôt de sueur, sang, sperme...une aire où suer sang et eau.
Le drap sur lequel j’ai inscrit la sueur de mes doigts, la poussière de ce temps de travail.
Le panneau et sa structure ne pouvant être photographiés à l'atelier de par leur taille, j'ai choisi un lieu désolé mais vivant : un parking de "petites surfaces", murs lépreux, une autoroute au-dessus de la tête à Terrenoire...tout concourrait aux photos de ces textes.
Dans cette litanie, les couleurs reprennent la spirale infinie du recommencement.
Scansion des mêmes tonalités.
Des couleurs nommées : Petit Gris / Galet / Poivre Gris / Gris Tourterelle.
Des couleurs pour donner corps, si possible, à HÉVEL, l'exhalaison, la buée, le souffle.
La pièce se termine par la profération rouge du 12,1.
LES 25 VERSETS BRODÉS :
1,2
"Poursuite du vent" que cette broderie sur l'envers.
1,2
1,6
1,8
1,9
1,11
1,15
1,18
2,3
2,11
Hével
«La racine hbl a le sens d’ «exhalaison, respiration ténue, souffle, buée[....]», d’où le sens symbolique de «réalité passagère, vaine, de peu ou pas d’importance»[....]
Certains reprochent à la traduction classique par «vanité» sa connotation morale. Il serait préférable [...] de s’en tenir à un terme plus concret et moralement neutre comme «vapeur» ou «buée».[...]» Jean L’Hour.
Broder en fil DMC, coloris n°453, «Gris tourterelle», couleur de brume : «exhalaison, souffle, buée».
N’est-ce pas «poursuite du vent» que de broder à l’envers sur l’envers pour accentuer cette «réalité passagère, vaine, de peu ou pas d’importance» qui ne cache pas son travail, son labeur?
Ainsi, la lecture est-elle brouillée par le cumul des fils de liaison et par la couleur se fondant dans le coloris du drap.
Un travail de labeur s’associant à une litanie : la même rengaine lancinante du texte passé par le chas de l’aiguille.
2,16
3,1
3,3
3,7
3,12
3,20
4,3
4,12
5,14
6,4
9,4
9,9
10,4
11,6
12,13
Le cri final du rouge , le cri muet du mot brodé.
Le cri final du 12,13.
Sans raison sublime de peindre, broder, produire.
Oeuvre sans chef et même sans oeuvre : travail simplement, labeur gratuit.
ÉLABORATION :
Assemblage, ravaudage grossier des draps et tissus en prévision de la "page d'écriture".
J'ai brodé sur la surface préalablement constituée, construite.
À contrario de L'UN SEUL, pièce pour laquelle les différentes broderies avaient été assemblées une fois réalisées.
La grosse masse de drap tourbillonne sur mon giron. Je la fais tourner autour de ce petit tambour idiot.
Empêtrée dans le poids des plis.
Au chaud.
Ça tourne, ça s'embrouille.
Au milieu des plis profonds, seul le tambour tendant la toile, dans sa rigidité, semble une île, un abri.
Broder longuement et avec difficulté sur un drap usé, rapiécé, ravaudé. Un travail exténuant sur un support exténué me semble une continuation du texte. La possibilité d’en tirer un fil supplémentaire d’interprétation, une extension.
Par un travail se sachant, d’avance, appelé à la destruction, ne serait-ce que par la fragilité des tissus : vain.
Broder «les yeux baissés» avec «un dévotieux respect des vieux usages ménagers» sur un tissu marqué par la durée de son existence qui appelle déjà sa disparition, quoi de plus vain donc que de broder. Si ce n’est «traçant à l’aiguille» des phrases, être dans une méditation. Chaque mot prenant corps, épaisseur.
Grande liberté du tracé un crayon sur la toile. Mélange de cursives et capitales d'imprimerie, ce mélange me convient, ainsi que l'aléatoire de la taille des lettres.
Musique de la broderie : un son, un rythme.
Le "poc" clair, net de l'aiguille traversant, transperçant la toile, suivi du long glissement du fil tiré, "schuiiiit".
Poc-Schuiiiiit
Poc-Schuiiiiit
Poc-Schuiiiiit...
«...on entendait le piquer de l’aiguille et le tirer de la laine...» Chateaubriand Mémoire d’Outre Tombe
Les jours, les semaines s’égrenent au rythme des mots brodés, du tambour déplacé.
Litanie.
Litanie des mots brodés, étayage des mots lus.
Quand lire entre en résonnance avec ce travail d’écriture brodée.
Noté dans Esquisse d'un pendu, Michel Jullien.
«Métier de tête basse, de pâtre d’alphabet très peu décidant, menant le mouton des lettres d’un bout à l’autre de l’enclos qu’est la colonne.» p 49
«[...] ; s’en tenir aux abondances cursives, la ritournelle alphabétique sous l’autorité des doigts mis en pince et le contrôle des lunules d’ongles amoncelés vers la pointe, endormis comme deux vieux surveillants.» p 49
«[...]: s’attelant à l’ouvrage, l’écrivain fait voeu de s'assommer, doit trouver d’abord sa propre lassitude pour ne plus la quitter. il lui faut embrasser le goût morose ; chaque écrit contient sa morne tonique, sa routine intrinsèque que le scribe reconnaît pas à pas, sur lesquelles il se moule, s’éteint en éveil. La bonne façon d’écriture - sa forme, sa cadence - réside tout entière dans ce premier mouvement d’abnégation, la manière supérieure du métier se noue dans l’épousaille de la monotonie.» p 86
C’est dans le mitan du drap, là, dans l’étoffe abîmée, travaillée par les corps que broder atteint la notion de vain : un temps long, un travail infime et douloureux, sans qualité s’appliquant sur une faiblesse.
Un souffle : Hével havalim.